« Sauvons la recherche » : quelles propositions pour les mathématiques ?
Texte adopté par la SMF, la SMAI et la SFDS à Toulouse le 12 juillet 2004
Alors que la situation de la recherche mathématique en France était ces
dernières années reconnue au niveau mondial pour son dynamisme et sa
qualité scientifique, trois données importantes rendent la discussion
actuelle particulièrement critique en ce qui la concerne.
Les mathématiques font partie, avec les Sciences et Technologies de
l'Information et de la Communication (STIC), les Sciences de l'Ingénieur
(SPI), les Sciences Sociales et les Sciences Humaines, d'un groupe de
disciplines où, pour le potentiel de recherche, l'enseignement supérieur
est dominant à plus de 80 %. La biologie, les sciences de l'Univers,
la physique et la chimie comptent une proportion beaucoup plus
importante de chercheurs des organismes et dans ces disciplines les
enseignants-chercheurs ne représentent que la moitié des effectifs.
Si les personnes actives en recherche en mathématiques sont
essentiellement universitaires, beaucoup de scientifiques en formation
ne sont jamais en contact avec celles-ci. La dualité entre classes
préparatoires et premiers cycles universitaires, entre universités et
grandes écoles, est une des spécificités du système français qui induit
en effet de nombreux effets pervers. Après être restés longtemps
stables, les effectifs étudiants en mathématiques à l'Université ont
baissé de 25 % en quatre ans, alors que les effectifs des classes
préparatoires scientifiques changeaient peu. Cette baisse a des causes
multiples, que nos sociétés savantes cherchent à comprendre sans idées
préconçues à travers leurs commissions enseignement. Elle se manifeste
dans tous les pays riches, dès l'enseignement secondaire. La baisse du
nombre des étudiants se manifeste aussi en physique, en chimie et même
parfois en informatique de manière diverse. Effet mécanique de cette
baisse d'étudiants universitaires, consécutif aux procédures qui
prévalent actuellement pour le renouvellement des postes, les effectifs
de maîtres de conférences de mathématiques sont eux aussi en baisse
significative, passant de 2128 en 2002, à 2057 en 2003. Autrement dit
l'effet des redéploiements de postes au détriment des mathématiques
commence à se faire sentir, et la baisse du nombre de mathématiciens
professionnels est amorcée. Cette évolution engendre une dégradation
importante et rapide de la situation des jeunes chercheurs. Il y a cinq
ans, 140 postes permanents de maîtres de conférences, chercheurs CNRS et
chercheurs INRIA étaient pourvus par des mathématiciens et
mathématiciennes chaque année, et plus de 35 % des docteurs de
mathématiques trouvaient un poste dans l'enseignement supérieur ou la
recherche dans les deux ans après leur thèse. En 2004, le nombre total
de postes mis au concours dans l'enseignement supérieur et la recherche
dépasse à peine la centaine...
Dans les toutes prochaines années, les départs à la retraite sont
nombreux dans notre discipline, alors que ce n'est pas le cas en STIC et
en SPI : une centaine dès 2004, plus de 130 en 2008-2009. Si les
recrutements nouveaux (hors promotions) continuent à être inférieurs à
ces départs, cela se traduira par une accentuation de la récession qui a
déjà commencé.
Un véritable cercle vicieux est donc déjà à l'oeuvre : recrutement limité
par les organismes de recherche, où nous sommes peu présents et peu
influents, recrutements universitaires à la baisse du fait de la
diminution des effectifs étudiants, avec pour conséquence le
non-remplacement des collègues partant à la retraite et des menaces sur
les nouvelles générations de mathématiciens, qui risquent d'engendrer un
découragement généralisé, et induire une nouvelle baisse des effectifs
étudiants.
Nous devons au contraire obtenir que le développement des capacités de
recherche mathématique de notre pays s'inscrive dans un cercle vertueux.
Dans un rapport à l'Académie des Sciences intitulé « Les mathématiques
dans le monde contemporain », rédigé majoritairement par des
non-mathématiciens, tous les spécialistes des grandes disciplines
scientifiques insistent sur l'importance des mathématiques
d'aujourd'hui et de demain pour leur développement propre. Les
interactions des mathématiques avec la physique et l'astronomie restent
un moteur fondamental du progrès de ces disciplines, les relations des
mathématiques avec les sciences chimiques, biologiques et médicales, ou
économiques, s'intensifient et se diversifient. L'apparition et le
développement de cette discipline soeur qu'est l'informatique et qui
bouleverse le paysage scientifique stimule de nouvelles recherches
mathématiques. Régulièrement, des recherches internes aux mathématiques,
sans connexions apparentes avec des domaines d'applications, et menées
initialement pour la seule satisfaction de la curiosité intellectuelle
des mathématiciens, ont un impact pratique inattendu. L'utilisation, en
quelques années voire en quelques mois, d'une découverte mathématique
dans le champ technologique est désormais devenue un phénomène courant.
Donnons quelques exemples qui concernent divers aspects de notre vie
quotidienne: la simulation numérique modifie de nombreux domaines
industriels en profondeur comme l'étude des processus de production
d'énergie, notamment l'énergie nucléaire; le recensement exhaustif n'est
plus nécessaire, et l'évolution de la population est désormais estimée à
un niveau de finesse inégalé grâce à des méthodes
statistiques. Des mathématiques sophistiquées sont utilisées pour
explorer de l'intérieur les organes des patients grâce à la
reconstitution d'images 3D à partir d'un signal, et même pour
effectuer certains traitements sans faire appel à la chirurgie en
inversant le signal émis; la sécurité de l'information enfin dépend de
façon déterminante des progrès faits dans les approches algorithmiques
de questions fondamentales en théorie des nombres.
La France ne peut donc se passer d'une communauté mathématique
nombreuse, d'une grande qualité scientifique, développant le coeur de sa
discipline tout en s'ouvrant résolument au dialogue avec les autres
secteurs de la science et de la technologie. Dans cette perspective la
reconnaissance au niveau européen de l'importance des mathématiques et
le soutien par la Commission Européenne de leur développement unitaire
et ouvert sur l'extérieur sont essentiels. Si des moyens
supplémentaires sont évidemment indispensables, il y a aussi beaucoup à
améliorer dans nos pratiques. Un effort sans précédent doit être
accompli par la communauté mathématique pour développer davantage les
activités de recherche interdisciplinaires, les lieux de rencontre
autour de problématiques industrielles, les filières d'enseignement
pour non-mathématiciens. La demande de tels enseignements augmente mais
ils sont souvent donnés par des spécialistes d'autres disciplines, il
importe donc que les mathématiciens soient plus nombreux à s'y investir.
La recherche en mathématiques doit s'étoffer dans les grandes écoles,
en lien étroit avec les laboratoires universitaires de mathématiques.
On ne peut donc se satisfaire d'un pilotage des moyens accordée à la
recherche par le seul nombre des étudiants universitaires de la
discipline, et il est essentiel que l'État, les organismes de recherche
et les universités définissent ensemble une politique de développement
de la recherche mathématique dont l'évolution des moyens humains ne
soit pas seulement fondés sur les besoins de l'enseignement.
Si les gros bataillons de mathématiciens sont universitaires, le CNRS a
joué et continue de jouer un rôle structurant important pour notre
communauté. La recherche mathématique est organisée en un tissu de
laboratoires plurithématiques de tailles variées localisés dans tout le
pays et copilotés par le CNRS, les universités et un nombre trop
restreint de grandes écoles. Ce copilotage nous semble essentiel à la
qualité de notre recherche. Nos grands instruments (CIRM, IHP, Math Doc,
Réseau des Bibliothèques de Mathématiques, Mathrice, IHÉS) sont
nationaux, et le CNRS joue dans leur développement un rôle qui prend des
formes variées mais qui leur est indispensable. Il est donc essentiel
que les changements qui s'amorcent au CNRS prennent en compte les
besoins et les particularités de l'organisation de la recherche
mathématique et confirment l'engagement du CNRS aux côtés des
mathématiciens.
Dans notre discipline, recherche et enseignement sont étroitement liés.
Améliorer le passage entre ces deux piliers de l'activité académique
correspond à une attente de notre communauté: il faut donner plus de
temps pour la recherche à un nombre plus grand
d'enseignants-chercheurs. C'est particulièrement vrai pour les jeunes
maîtres de conférences en début de carrière. Satisfaire ce besoin passe
dans les universités par la création de postes d'enseignants-chercheurs
liés aux nécessités de la recherche, et dans les organismes de
recherche (CNRS, INRIA, ...) par la création d'emplois supplémentaires
permettant ces accueils dans des conditions non pénalisantes pour les
universités. Une action déterminée dans cette direction permettra de
rendre plus attractives les perspectives de carrières pour les jeunes,
tout en augmentant le potentiel de recherche.
Un appel d'offre de type ACI centré sur les interactions des
mathématiques et accordant des allègements de service d'enseignement
aux bénéficiaires permettrait d'augmenter le nombre de mathématiciens
travaillant en contact avec les autres disciplines scientifiques et les
problèmes industriels. Un système d'années en plein temps de recherche
au sein de laboratoires d''autres disciplines qui demanderaient à
accueillir un mathématicien ou une mathématicienne pourrait aussi être
mis en place dans le même esprit. Dans les conditions actuelles il est
en effet quasiment impossible à un enseignant-chercheur de continuer
ses travaux de recherche, d'assurer un enseignement de qualité et de
faire un effort d'ouverture interdisciplinaire. En ce qui concerne
l'enseignement et la diffusion des connaissances, un autre appel
d'offres pourrait accorder des allègements de service d'enseignement aux
collègues ayant un projet convaincant en matière de mise en place
d'enseignements vers de nouveaux publics, de formation continue, ou
d'élaboration de documents pédagogiques mis en ligne.
En résumé, la dérive actuelle constitue une menace pour l'avenir de
l'école mathématique française ; il n'est pas possible de la laisser
s'installer et s'amplifier. Il appartient aussi à toute la communauté
mathématique de se mobiliser. Les nouvelles orientations qui vont être
décidées, et progressivement mises en place, pour l'ensemble du
dispositif de recherche national peuvent contribuer à redonner des
perspectives de développement à notre discipline. Ceci ne sera possible
que si l'importance pour le progrès scientifique et économique d'une
communauté mathématique nombreuse, ouverte sur les sciences et la
technologie, est reconnue par le pouvoir politique national et les
institutions européennes, et intégrée dans leurs stratégies par les
universités, les grandes écoles et les organismes de recherche.
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